Allier
Alpes-de-Haute-Provence
Alpes-Maritimes
Ardennes
Ariège
Aude
Aveyron
Bas-Rhin
Cantal
Charente
Charente-Maritime
Cher
Corrèze
Côte-d'Or
Côtes d’Armor
Creuse
Dordogne
Doubs
Essonne
Eure
Eure-et-Loir
Finistère
Gard
Gironde
Haute-Garonne
Haute-Loire
Haute-Saône
Hautes-Pyrénées
Haute-Vienne
Hauts-de-Seine
Hérault
Ille-et-Vilaine
Indre
Indre-et-Loire
Isère
Landes
Loire-Atlantique
Loir-et-Cher
Loiret
Lot
Lot-et-Garonne
Maine-et-Loire
Manche
Marne
Mayenne
Morbihan
Moselle
Nièvre
Nord
Oise
Orne
Paris - Notre-Dame
Pas-de-Calais
Puy-de-Dôme
Pyrénées-Atlantiques
Rhône
Saône-et-Loire
Sarthe
Somme
Tarn
Tarn-et-Garonne
Val d'Oise
Vaucluse
Vendée
Vienne
Yonne
Yvelines
Actualité de la base Muséfrem
Vous avez dit prosopographie ?
Histoire de l'enquête Muséfrem
Les fondements de l'enquête Muséfrem
Les contributeurs depuis 2003
Les partenaires scientifiques
Contact
Pour citer Muséfrem
Musique et musiciens d’Église dans le département de l'EURE autour de 1790
Sommaire
Url pérenne : http://philidor.cmbv.fr/musefrem/eure |
L’étude du corpus du département de l’Eure s’inscrit dans la lignée de ceux de l’Orne et de l’Eure-et-Loir voisins, qui avec la Sarthe, le Loir-et-Cher, la Mayenne, forment maintenant un bloc de départements du Nord-Ouest solidement étudiés. Alors que le recrutement des musiciens de l’Orne semblait pour l’essentiel restreint aux limites du département, alors qu’en Eure-et-Loir (du moins à la cathédrale) ils venaient de bien plus loin, quel visage présentent les musiciens d’Église de l’Eure à la veille de la Révolution ?
Le territoire et ses musiciens
Le département de l’Eure est découpé à la mi-janvier 1790, sans trop de difficulté malgré d’une part les prétentions de Lisieux qui cherche à obtenir autour d’elle un sixième département normand, et d’autre part les rivalités inhérentes au choix du chef-lieu. Essentiellement composé de plateaux, il ne présente pourtant pas une forte unité physique, et les vallées qui le découpent permettent de dégager quelques grandes régions naturelles. Au Nord-Est, délimité par la Seine et l’Epte, le plateau calcaire du Vexin normand faiblement peuplé a longtemps servi de marche entre la Normandie et le domaine royal. Au cœur du département, le plateau d’Évreux-Saint-André, poursuivi au Nord par celui du Neubourg, rappelle la Beauce voisine avec des paysages d’openfield parsemé d’habitat groupé. À l’Ouest, le Lieuvin, bien plus densément peuplé que le reste du département, mais aussi le pays d’Ouche (partagé avec l’Orne) et le pays d’Auge (partagé avec le Calvados) sont des terres beaucoup plus pauvres, marquées quant à elles par le bocage et l’élevage bovin.
Le département se caractérise par la densité et l’homogénéité du réseau urbain, sans grandes étendues vides et sans métropole notable. Nichée dans la vallée de l’Iton, Évreux est à la veille de la Révolution, une petite ville de 8.000 habitants. Cependant, tant par sa position géographique centrale que par la concentration des administrations d’Ancien Régime (bailliage et présidial, bureau des recettes des finances, subdélégation) elle s’impose comme chef-lieu au reste du département. La cité ébroïcienne n’est concurrencée sur le plan démographique que par Louviers (environ 7.500 habitants) portée par son industrie de draps fins. Les autres chefs-lieux de district (Pont-Audemer, Bernay, Verneuil, Les Andelys,), qui abritent autour de 5.000 habitants chacun sous la Révolution, maillent en « V » le territoire départemental.
Le redécoupage des structures ecclésiastiques en 1790 maintient sans grandes hésitations le siège épiscopal à Évreux où il est implanté depuis le IVe siècle. Calqué sur le département, le nouveau diocèse cède à Sées les paroisses situées autour de Laigle et à Rouen celles autour d’Elbeuf. Mais il récupère des paroisses des anciens diocèses de Lisieux (dans les districts de Pont-Audemer et de Bernay), de Rouen (dans les districts de Pont-Audemer et de Grand Andely), et mêmes quatre paroisses relevant du diocèse de Dol-de-Bretagne pourtant situé à quelque 200 km de là. Au total, l’évêché agrandit donc son territoire, passant de 550 paroisses d’Ancien Régime à 845 communes.
À la veille de la Révolution, le territoire du futur département de l’Eure a une population masculine en moyenne plus instruite que le reste de la moitié nord de la France grâce aux petites écoles qui se sont multipliées tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles. Culturellement pourtant, le département semble bien mal doté, comme l’illustre le faible rayonnement d’Évreux. Il y existe depuis les années 1760 un théâtre privé, « La Comédie », propriété du sieur DUIQUE qui intervient d’ailleurs ponctuellement comme instrumentiste à la cathédrale, mais le bâtiment, vétuste et dangereux, est détruit avant la fin du siècle. Il y a peu de sociétés de pensée — une Société d’agriculture à Évreux et à Bernay, peu de loges maçonniques — il n’y a pas de gazette ou de journal, et une seule imprimerie, celle de la veuve Malassis à Évreux. Cette ville pâtit probablement de la proximité de Rouen, reliée deux fois par semaine en une journée de carrosse. Les élites de la région sont ainsi abonnées au Journal de Normandie et correspondent avec l’Académie royale des sciences, belles-lettres et arts rouennaise fondée en 1744. Il faut quand même noter la présence d’une importante fabrique d’instruments de musique à La Couture-Boussey depuis le XVIIe siècle : les noms de famille de ses tourneurs et luthiers du XVIIIe ne sont pas inconnus à Paris, laissant deviner des liens économiques et familiaux constituant « un écheveau relativement inextricable pour l’instant » (J.F. Détrée). On regrette de n’avoir pu déterminer pour le moment dans quelle mesure cette fabrique fournissait en instruments les paroisses de la région.
Plus de 60 musiciens d’Église actifs dans l’Eure en 1790 sont actuellement en ligne dans la base Muséfrem. La série DXIX des archives nationales, d’abord dépouillée, n’avait fait émerger les noms que d’une quinzaine de musiciens, onze liés à la cathédrale d’Évreux comme attendu, mais également deux organistes d’abbayes et deux chantres de collégiale. La constitution du corpus final s’appuie donc essentiellement sur deux séries des archives départementales de l’Eure. La série L d’abord, dont l’inventaire sommaire a été établi en 1931, est assez riche malgré les éliminations opérées dès avant l’an V. La série G ensuite, conserve (dans ses « suppléments »), les registres capitulaires de la cathédrale d’Évreux pour le dernier quart de siècle. Mais elle propose également ceux des quatre collégiales du département depuis le milieu du XVIIIe siècle. Les archives municipales d’Évreux conservent quant à elles les suppliques individuelles des musiciens, essentiellement ceux de la cathédrale, en réponse aux lois et décrets de juillet 1790 qui suppriment les institutions capitulaires.
Évreux : comme dans bien des cités épiscopales, le poids écrasant de la cathédrale
La cathédrale d’Évreux : un corps de musique solide mais somme toute traditionnel
Quoique l’évêché d’Évreux soit assez riche (30.000 livres de revenus en 1790 contre 25.000 à Chartres par exemple), son chapitre cathédral est plutôt modeste, numériquement moins important que ceux, voisins, de Bayeux ou de Lisieux. Composé de 7 dignités (un doyen, un chantre, trois archidiacres, un trésorier et un pénitencier) et 24 chanoines, il s’attache un bas chœur de 14 clercs ou prêtres habitués ainsi bien entendu qu’un corps de musique.
• • • En 1790, ce corps se compose théoriquement d’un maitre de musique, de douze musiciens « clercs de semaine » (qui sont dans leur majorité des laïcs) et de huit enfants de chœur. Un certain nombre de cérémonies sont accompagnées par une organiste, Marie Jeanne Adélaïde DULONG, qui a pris la succession de son père à la tribune probablement au début de l’année 1774. La présence d’une femme à une tribune d’orgue ne doit pas surprendre : les femmes sont loin d’être absentes de notre corpus à ces postes, on en retrouvera plusieurs un peu plus loin pour les paroisses de Bernay. Par contre, qu’une femme occupe la tribune d’une cathédrale est assez exceptionnel : on n’en connaît que quelques très rares autres cas en 1790, ainsi Françoise JAUBART à la cathédrale de Périgueux. Le choix d’une femme oblige d’ailleurs les chanoines d’Évreux à quelques aménagements. Ainsi en juillet 1777 : « il conviendrait pour la commodité du nouvel orgue qui a été rétabli de faire un escalier sous le plancher de l’ancien orgue pour monter avec plus de facilité audit orgue tant à cause de l’organiste qu’à cause de ceux qui auraient la curiosité de le voir ».
Le chiffre de douze musiciens est en réalité rarement atteint : de 1785 à 1787, sans compter l’organiste et le maître, neuf musiciens se présentent aux appels de la mi-juillet. Ils ne sont plus que huit de 1788 à 1790. À cette date on compte quatre basse-contre (François GÉRIN, Louis André LANDRY, Jean-Baptiste MACÉ et Jean-Baptiste VESCHE), une basse-taille (Charles Louis MONNIER), une haute-taille (François Marie LEMOINE), et deux serpents/bassons (Jean-Baptiste Justin ANCQUETIN et Julien Louis CHAUMIER), soit une formation assez traditionnelle peu propice à l’exécution de musique en symphonie. Comme souvent pourtant, sont mentionnées ici et là des gratifications à des instrumentistes de la ville venus rehausser les exécutions musicales des grandes fêtes (PUCHOT au « violon de chelle » (violoncelle) en 1780, instrument finalement confié au serpent Jean-Baptiste Justin ANQUETIN en 1786).
• • • Le corps de musique de la cathédrale d’Évreux occupe une place intermédiaire en comparaison des deux corps des diocèses voisins, celui de Sées et celui de Chartres.
En termes d’effectif d’abord, il est bien plus proche de celui de Sées (10 musiciens en 1790) que de celui de Chartres (25 musiciens). En termes d’origine des musiciens, le corps d’Évreux présente en revanche des proportions similaires à celles de Chartres. Alors que 6 des 10 musiciens de Sées sont originaires de la future Orne, un tiers seulement des musiciens de la cathédrale d’Évreux ou de Chartres sont originaires respectivement de l’Eure et de l’Eure-et-Loir (3 sur 10 à Évreux ; 8 sur 25 à Chartres). En termes d’âge moyen en 1790 enfin, le corps d’Évreux est le plus jeune des trois : 32,3 ans, contre 37,4 à Sées … et 44,1 à Chartres. Autrement dit, le corps de musique ébroïcien est suffisamment prestigieux pour attirer à lui des musiciens venus d’ailleurs, mais ce sont essentiellement des musiciens en début de carrière qui ont vocation à briguer ensuite des places dans des cathédrales plus importantes. Le parcours des quatre derniers maîtres successifs de la cathédrale est ici révélateur. Louis Urbain CORDONNIER, arrive de la cathédrale de Coutances en 1781, âgé d’à peine 24 ans ; en 1790 il tient la maîtrise de la cathédrale de Rouen. Pierre Louis Augustin DESVIGNES le remplace en 1783, presque à sa sortie de la psallette de Dijon, il n’a que 19 ans ; en 1790 il est maître de musique à Chartres. Julien MELLIER qui prend la suite en 1785, tout juste sorti lui aussi d’une psallette, celle des Saints-Innocents à Paris, ne satisfait guère le chapitre et quitte son service en 1788. Les chanoines corrigent alors à peine leur politique : Pierre BERTIN arrive à 29 ans seulement, mais avec une solide expérience de maître de musique puisqu’il a déjà occupé cette fonction à la collégiale Saint-Pierre-la-Cour du Mans puis à la cathédrale de Poitiers.
Pour attirer les talents prometteurs, la musique de la cathédrale d’Évreux s’appuie assurément sur une solide réputation de qualité. En effet, un « puy de musique » avait été établi par Guillaume Costeley et la confrérie de Sainte-Cécile en 1575. Ce concours récompensait tous les ans les meilleures compositions dans des catégories imposées (motets ou chansons) ensuite interprétées par la maîtrise de la cathédrale. Les archives départementales de l’Eure conservent la liste des récipiendaires de la fin du XVIe siècle (dont par exemple Roland de Lassus en 1575, Jacques Mauduit en 1581), ainsi qu’une invitation pour 1667. Il n’est pourtant pas certain que cette pratique ait encore été en usage au XVIIIe siècle : les musiciens reçoivent bien une gratification de 24 livres à l’occasion de la Sainte-Cécile, la confrérie existe probablement encore, mais rien ne témoigne de la poursuite du concours. Tout au long du XVIIIe siècle pourtant, les chanoines recrutent leurs maîtres de musique jeunes peut-être, mais avec soin. En 1711, Louis HOMET n’est admis qu’à la suite d’un concours de composition jugé par Sébastien de Brossard, maître de musique à Meaux. Soixante-dix ans plus tard, le chapitre s’adresse à Jean-Baptiste François GUILLEMINOT-DUGUÉ, maître de musique à la cathédrale de Paris et à François-Robert DORIOT, maître de musique de la Sainte-Chapelle de Paris, soit les maîtres des deux églises les plus prestigieuses de la capitale, pour se faire recommander un nouveau maître. Ce sera Marie Louis Urbain CORDONNIER.
Cependant le chapitre de la cathédrale connaît régulièrement des difficultés financières. En janvier 1787 par exemple, il commence par « casser aux gages », c’est-à-dire renvoyer trois musiciens (Charles François Xavier LESAGE, serpent, Adrien LEVAVASSEUR, basse taille, et Jean-Baptiste VESCHE, basse contre) étant données « les sommes considérables que coûte depuis quelque temps l’entretien de la musique de cette église ». À la mi-mars lorsqu’il s’adresse à l’évêque François de Narbonne-Lara pour obtenir des secours, celui-ci propose contre la somme de 6.000 livres, de supprimer entièrement la musique. À quoi le chapitre répond pourtant qu’il « ne peut consentir à la suppression de la musique de l’Église, comme étant de la plus haute antiquité et inséparable de la dignité qui convient à la première Église du diocèse ».
Incontestablement d’ailleurs, la musique de la cathédrale joue un rôle culturel dans la ville. Ainsi au tout début janvier 1791 la « commune » adresse t-elle une pétition signée par une centaine de citoyens à la municipalité pour conserver sa musique. « Si la musique est nécessaire pour célébrer le culte divin dans la cathédrale du chef-lieu du département de l’Eure, elle est pareillement utile à la société. […] Ce sont dans les villes, les musiciens des cathédrales qui donnent les leçons aux enfants de familles. Priver la ville d’Évreux de la musique dont on parle, ce serait lui enlever les agréments honestes qu’elle procure, et si les autres villes suivaient un pareil exemple, l’on verrait bientôt tomber cet art dans l’oubli, dans un anéantissement total ».
Le reste de la « plus jolie ville de Normandie » (Mme de Sévigné)
« Il me semble que je vous entends dire, qu’est-ce que c’est qu’Évreux ?
Le voici : Évreux est la plus jolie ville de Normandie, à 20 lieues de Paris, à 16 de Saint-Germain »
Mme de Sévigné, lettre du 21 février 1680 à Mme la comtesse de Grignan
Avant la Révolution, la ville d’Évreux est partagée en neuf paroisses et abrite deux abbayes (Saint-Taurin et Saint-Sauveur). Les traces des musiques de ces établissements sont extrêmement ténues : parfois un ou deux chantres qui n’ont laissé qu’un nom (Nicolas GARNIER à St-Denis, Jacques NICOLLE ou le Sieur CHARPENTIER à St-Thomas …), un serpent (MAZIÈRE à St-Taurin), une organiste à St-Sauveur dont nous ne connaissons pas l’identité. Nous en savons à peine plus lorsque les noms renvoient à des musiciens intervenant aussi à la cathédrale comme MASSOT chantre à St-Léger.
En revanche, sur Marie Jeanne Adélaïde DULONG organiste de la cathédrale qui tient également la tribune de St-Taurin, les informations sont moins lacunaires. Tenir plusieurs tribunes n’a rien d’inaccoutumé. Mais caractéristique supplémentaire, Marie Jeanne Adélaïde DULONG appartient à une véritable dynastie : elle est la fille de l’organiste Jean Jacques DULONG, la nièce des organistes Louis Jacques MALLET (Le Mans) et Robert Alexandre MALLET (Honfleur), et aussi la cousine d’Anne-Aimée MALLET-CHAILLOU organiste à Dreux, d’Anne-Flore MALLET organiste au Mans, ou encore de Marie-Rosalie MALLET-BISE à Montivilliers [aujourd’hui en Seine-Maritime]. Les fils s’entrecroisent d’une ville à l’autre à l’échelle d’une vaste région, ainsi que le fait émerger petit-à-petit l’enquête Muséfrem.
Il y a donc encore beaucoup à découvrir — avec votre aide ? — autour de ces musiciens, chantres ou organistes en fonction dans la ville d’Évreux.
Une présence homogène de musiciens sur l’ensemble du département
Alors que la présentation du département voisin de l’Orne se désolait que « tout se passe comme si ... il n'y avait guère de musique religieuse hors la cathédrale », appelant à l’émergence des « Pinagot des tribunes et des lutrins », la recherche a d’ores et déjà permis de révéler pour le département de l’Eure un tissu musical solide et relativement homogène.
Les collégiales : entre musique capitulaire et musique paroissiale
À la fin de l’Ancien Régime, le diocèse d’Évreux comprend deux collégiales, celles de Vernon et de La Saussaye (1 doyen et 11 chanoines chacune), dotées chacune d’un corps de musique. Mais le diocèse redessiné reçoit également plusieurs ex-collégiales de l’ancien diocèse de Rouen. Pour celle de Bourgtheroulde (1 doyen et 3 chanoines), nous n’avons pas de trace directe de musique ; celle d’Andely (1 doyen et 6 chanoines), et celle d’Écouis (1 doyen, 1 trésorier, 1 chantre et 9 chanoines) nous ont par contre laissé des informations. Seule la collégiale d’Écouis apparaît dans le Pouillé de 1760 avec 6.000 livres de revenus, très loin des plus grands établissements tels que Saint-Martin de Tours. Ces quatre églises entretenant un corps de musique sont des collégiales de petites villes (Andely, 5.100 habitants, Vernon 4.000 habitants) voire de villages (Écouis, moins de 600, La Saussaye moins de 100 habitants), mais sont de fondation médiévale. Or ces quatre collégiales présentent une structure musicale similaire.
• Aux collégiales d’Andely, d’Écouis et de Vernon, toutes trois sous la dénomination de Notre-Dame, se groupent, autour d’un maître de musique, trois ou quatre chantres et un serpent, quelques enfants de chœur et un organiste. Le maître est également instituteur à Écouis (Jean Baptiste GARÇON) et à Vernon (Jacques CHANOINE). Aux Andelys, la structure musicale est dominée par une famille, dont Eléonor PREVOST, lui-même formé par une psallette, semble être la pierre angulaire. Bien que ces chantres affirment dans leurs suppliques n’avoir pas d’autres sources de revenus en 1791, ils n’ont pourtant pas des gages supérieurs à ceux de Vernon ou d’Écouis, et déclarent toucher 300 livres par an, ce qui assure un revenu limité.
• La collégiale Saint-Louis de la Saussaye, quant à elle, présente un corps de musique plus réduit. Un maître des enfants de chœur, Alexandre BIDAULT, appointé à 300 livres de gages par an, est théoriquement à la tête de quatre enfants de chœur (une treizième prébende avait été supprimée en 1535 afin d’assurer un revenu régulier à la psallette). Il est cependant possible qu’il n’y en ait en réalité plus que trois en 1790, dont les deux fils du maitre. Le maitre peut aussi s’appuyer sur trois chantres. Le premier, Jean Pierre DANAIS, petit-fils du maitre précédent et ancien enfant de chœur de la collégiale, est « clerc de l’église », mais les fonctions musicales n’arrivent qu’en 13e position dans la liste de ses devoirs. Les deux suivants, « chantres en aide de cette église pour les dimanches et fêtes », ne touchent eux qu’une trentaine de livres par an. La collégiale ne bénéficie pas non plus d’un organiste et il ne semble pas y avoir d’orgue. On apprend incidemment que le chapitre avait possédé un serpent — parce qu’un maitre révoqué était parti avec l’instrument en 1753.
Recrutement local et souvent chantres-maîtres d’écoles, absence d’instrument hors de l’orgue et du serpent, prédominance du plain-chant sans qu’il soit pour le moment possible de déterminer s’ils chantent aussi la musique figurée : ces chantres de collégiales ne se rapprochent-ils pas essentiellement de chantres paroissiaux ?
Nous savons très peu de choses sur les organistes qui pouvaient tenir les tribunes (Étienne François GUÉRARD en 1790 à Écouis, un certain DUBOIS à Vernon pendant la Révolution).
Les musiques d’abbayes et de monastères : essentiellement des traces d’organistes
Sans compter les abbayes de Saint-Taurin et Saint-Sauveur d’Évreux déjà évoquées, des traces de musique ont été retrouvées dans une petite dizaine d’abbayes et de prieurés du département. Ces abbayes sont pourtant petites voire très petites : 10 moines à l’abbaye Notre-Dame de Lyre, 8 à l’abbaye Saint-Pierre des Préaux, 2 à Ivry en 1790. Comme bien souvent, ce sont les organistes — ou parfois seulement les orgues — qui sont les mieux documentés. Ainsi la présence d’orgues est avérée au prieuré de Criquebeuf, à l’abbaye de Fontaine-Guérard mais on ne sait pas encore qui tenait ces tribunes. On a retrouvé les noms, en revanche, des organistes de l’abbaye mauriste Saint-Pierre de Conches (Charles LABOURÉ) ou de l’abbaye du Bec-Hellouin (Jean Romain FOUTREL) — tous les deux ayant déposé des suppliques conservées dans la série DXIX des archives nationales, ou encore celui de l’abbaye mauriste Saint-Pierre de Préaux (François CREVEUIL). Pour étoffer leur chœur, ces abbayes engagent parfois quelques chantres. Ainsi à l’abbaye Notre-Dame du Parc à Harcourt, qui est composée en tout et pour tout de 3 chanoines réguliers, les sieurs PRÉTREL et MORIN se partagent 75 livres de gages par an, dépense augmentée en 1790 de 24 livres « pour les honoraires de deux enfants de chœur, nourris aux jours qu'ils étoient employés ».
Les chantres paroissiaux et les dynasties d’organistes
Plus d’une quinzaine de paroisses ont laissé la trace de leurs chantres paroissiaux, mais nous avons bien peu de renseignements sur ces hommes — qui se situent aux marges de notre corpus. Il est assez difficile d’estimer à l’échelle du département le poids de ces hommes, faute d’un dépouillement suffisamment substantiel des comptes de fabrique. Comme pour les abbayes, ce sont les orgues qui sont les mieux documentés. Ils sont présents dans une demi-douzaine de paroisses allant des petits bourgs ruraux (La Ferrière-sur-Risle, un peu moins de 500 habitants sous la Révolution) aux chefs-lieux de canton (Vernon, Gisors) ou de district (Bernay).
Ce dernier cas, Bernay, est assez représentatif d’une situation que l’on retrouve ailleurs, comme par exemple à Châteaudun [aujourd’hui en Eure-et-Loir], avec la famille DOBET.
Bernay, 5.700 habitants durant la Révolution est une bourgade dynamique, vivant de la transformation de la laine en frocs ou flanelles, qui dispute même brièvement le siège du département à Évreux en 1790. Le premier évêque constitutionnel de l’Eure, Thomas Lindet, est d’ailleurs l’ancien curé de la paroisse Sainte-Croix de la ville. Or pendant près d’un demi-siècle, la musique de la ville est dominée par une famille d’organistes : les GILBERT. Charles GILBERT tient la tribune de la paroisse Sainte-Croix depuis au moins 1722, mais il place ses filles Marie Anne Cécile, puis Marie Françoise puis Hélène Catherine à celle de Notre-Dame de la Couture après les avoir formées lui-même. Toutes trois étant décédées jeunes, la dynastie s’arrête là et au début des années 1780 une nouvelle génération d’organistes a pris leurs places à Bernay. Il reste donc, dans cette catégorie de musiciens, bien des découvertes à réaliser.
* * *
Pour conclure, le corpus de 65 musiciens d’Église actifs en 1790, complété par près de 80 biographies de musiciens des générations immédiatement précédentes, fait de l’Eure un département richement doté. Il met surtout en lumière des situations intermédiaires. Le corps de musique de la cathédrale d’Évreux peut être considéré comme un corps de milieu d’échelle, entre les toutes petites cathédrales du royaume assez peu attractives et les grandes musiques qui rayonnent au niveau national. Les chantres et musiciens des petites collégiales de l’Eure sont, quant à eux, à la charnière entre musiciens capitulaires et chantres paroissiaux. Quant à la dynastie des organistes Mallet, elle s'élargit ici de la branche Dulong, plaçant l’Eure au cœur d’une grande région que l’on commence à deviner remontant vers la Seine-Maritime.
Les nuances de ces situations sont permises par une base de donnée qui continue à croître — maintenant grâce votre contribution ? Nous vous en remercions par avance.
Pierre MESPLÉ,
(Chartres, octobre 2017)
Le travail sur les musiciens de ce département a bénéficié des apports de, notamment :
François Caillou, Youri Carbonnier, Jean-François Détrée, Bernard Dompnier, Sylvie Granger, Isabelle Langlois, Christophe Maillard, Françoise Noblat …
Mise en page et en ligne : Sylvie Lonchampt et Agnès Delalondre (CMBV)
Cartographie : Isabelle Langlois (CHEC, Université Clermont-Auvergne)
>>> Si vous disposez de documents ou d’informations permettant de compléter la connaissance des musiciens anciens de ce département, vous pouvez signaler tout élément intéressant ICI. Nous vous en remercions à l’avance.
L’amélioration permanente de cette base de données bénéficiera à tous.
Les lieux de musique en 1790 dans l'Eure
Les lieux de musique documentés pour 1790 dans le département sont présentés par diocèses et par catégories d’établissements : cathédrale, collégiales, abbayes, monastères et couvents, paroisses (ces dernières selon l’ordre alphabétique de la localité au sein de chaque diocèse).
Diocèse d’Évreux
- Cathédrale
- Collégiales
- Abbayes, monastères et couvents
- Conches : abbaye mauriste Saint-Pierre et Saint-Paul de Châtillon-lès-Conches (Hommes)
- Criquebeuf : Prieuré Saint-Martin de Maresdans, dépendant de l’abbaye cistercienne de Bonport à Pont-de-l’Arche (Hommes)
- Évreux : abbaye bénédictine Saint-Sauveur (Femmes)
- Évreux : abbaye mauriste Saint-Taurin (Hommes)
- Harcourt : prieuré génovéfain Notre-Dame du Parc (Hommes)
- Ivry-La-Bataille : abbaye mauriste Notre-Dame (Hommes)
- La Vieille-Lyre : abbaye mauriste Notre-Dame de Lyre (Hommes)
- Églises paroissiales
- Bernay : église paroissiale Notre-Dame de la Couture
- Bernay : église paroissiale Sainte-Croix
- La Boissière : église paroissiale Saint-Jacques
- Ivry-la-Bataille : église paroissiale Saint-Martin
- Pont-de-l’Arche : église paroissiale Saint-Vigor
- Verneuil : église paroissiale Notre-Dame
- Vernon : église paroissiale Notre-Dame
Diocèse de Rouen
- Collégiales
- Abbayes, monastères et couvents
- Églises paroissiales
- Gisors : église paroissiale Saint-Gervais-et-Saint-Protais
- Les Hogues : église paroissiale Saint-Mathurin
- Petit-Andély : église paroissiale Saint-Sauveur
- Pont-Audemer : église paroissiale Saint-Ouen
- Heudicourt : église paroissiale Saint-Sulpice
- Vascœuil : église paroissiale Saint-Martial
- Vexin-sur-Epte : église paroissiale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Guitry
Diocèse de Lisieux
- Abbayes, monastères et couvents
- Églises paroissiales
Pour en savoir plus : indications bibliographiques
- François LESURE, Dictionnaire musical des villes de province, Paris, Klincksieck, 1999, 367 p. [sur Évreux : p. 151-153].
- Bernard BODINIER (dir.), L’Eure de la préhistoire à nos jours, éd. Jean-Michel Bordessoules, coll. « L’histoire des départements de la France », Saint-Jean-d’Angély, 2001, 495 p.
- Th. BONNIN & A. CHASSANT, Puy de musique érigé à Évreux, Évreux, 1837.
- Chanoine BONNENFANT, Histoire générale du diocèse d’Évreux, Paris, 1933.
- A. CHASSANT, « Les violoneux et joueurs d’instruments à Évreux », Almanach-annuaire de l’Eure pour 1890, 1889, p.111-115.
- René DELAMARE, Le Calendrier spirituel de la ville d'Évreux au XVIIIe siècle, Paris, 1928.
- Léopold DELISLE & Louis PASSY, Mémoires et notes de M. Auguste Le Prévost pour servir à l’histoire du département de l’Eure, Évreux, 3 tomes, 1862-1869.
- Jean-François DÉTRÉE, « Un motet de L. Homet composé en 1711 à Évreux », Musiciens et musique en Normandie, 4e trimestre 1977, p.19-26.
- Jean-François DÉTRÉE, « La facture des instruments à La Couture-Boussey : des artisans de l’époque baroque aux manufactures du XIXe siècle (1780-1840) », Musiciens et musique en Normandie, 1er trimestre 1981, p. 9-18.
- Jean-François DÉTRÉE, Musiciens et Musique en Normandie, 950-1950 : mille ans de pratique musicale, Cully, OREP, 2010, 160 p.
- P. DUCHEMIN, Le département de l’Eure avant la Révolution, 2 vol., Rouen, 1907 et 1912.
- Sylvie GRANGER, « Normandie, une terre de musiciennes », Orgues Nouvelles, n° spécial « Normandie du XIIe au XXIe siècle », n° 21, été 2013, p. 16-17.
- Guy LE MORE, « Le Grand orgue de la cathédrale d’Évreux au XVIIIe siècle », Connaissance de l’Eure, janv. 1993, p. 13-21.
- Jean MINERAY, Évreux, histoire de la ville à travers les âges, éd. Bertout, Luneray, 1988, 420 p.
- Gilles PHILIPPS, « Le théâtre d'Évreux du 18e siècle à la seconde guerre mondiale », Connaissance de l'Eure, juillet 1992, pp. 12-19.
- Jean-Yves RAULINE, Les Sociétés musicales en Haute-Normandie (1792-1914) : contribution à une histoire sociale de la musique, Thèse doctorat musicologie, sous la dir° de Danièle Pistone, Université de Paris-Sorbonne, 1999, 2 tomes, 676 p.
- Émile SEVESTRE, Les problèmes religieux de la Révolution et de l’Empire en Normandie, 1787-1815, Paris, 1924.
- E.C. TEVIOTDALE, « The Invitation to the Puy d’Évreux », Current musicology, 1993, p.7-26.
Bibliographie élaborée par Pierre Mesplé
(octobre 2017)